mercredi 18 février 2015

[Critique] American Sniper, de Clint Eastwood (2015)

Réalisateur : Clint Eastwood

Scénariste : Jason Hall
D'après : "American Sniper", de Chris Kyle, Scott McEwen, Jim DeFelice
 
Avec : Bradley Cooper, Sienna Miller

Directeur de la photographie : Tom Stern 

Compositeurs : Clint Eastwood et Joseph S. DeBeasi 

Monteurs : Joel Cox et Gary Roach  

Genre : Guerre  

Nationalité : États-Unis   

Durée : 2h12  

Date de sortie : 2014 (Etats-Unis) / 2015 (France)

Synopsis : Tireur d'élite des Navy SEAL, Chris Kyle est envoyé en Irak dans un seul but : protéger ses camarades. Sa précision chirurgicale sauve d'innombrables vies humaines sur le champ de bataille et, tandis que les récits de ses exploits se multiplient, il décroche le surnom de "La Légende". Cependant, sa réputation se propage au-delà des lignes ennemies, si bien que sa tête est mise à prix et qu'il devient une cible privilégiée des insurgés. Malgré le danger, et l'angoisse dans laquelle vit sa famille, Chris participe à quatre batailles décisives parmi les plus terribles de la guerre en Irak, s'imposant ainsi comme l'incarnation vivante de la devise des SEAL : "Pas de quartier !" Mais en rentrant au pays, Chris prend conscience qu'il ne parvient pas à retrouver une vie normale. 


"LA MORT EST MON METIER"

« N’importe quel tocard croit savoir ce qu’est la guerre. Surtout ceux qui ne l’ont jamais faite. On aime les choses simples : bien et mal, héros et méchants. Il y a toujours beaucoup des deux. En général, ils ne sont pas ceux qu’on croit ». Sur ses mots, Clint Eastwood introduisait Mémoires de nos Pères et affichait déjà clairement sa position sur le sujet. Près de dix ans plus tard, l’homme de Malpaso rembraye de nouveau sur la thématique en inscrivant son nouveau film, American Sniper, dans une longue saga d’œuvres d’introspection et de remise en cause de la société américaine. Bientôt 85 ans et pourtant l’ancien interprète de Harry Calahan rentre de nouveau dans le groupe sélect des grands auteurs qui font la polémique. Ou peut-être, plus simplement, des auteurs qui ne sont plus compris.

A l’image : le logo de la Warner, alors que le son nous laisse entendre une prière de l’Islam finalement écrasée par le bruit des chenilles. Premier plan du film, première  représentation de ce que représente l’Amérique en Irak : un char, filmé comme une machine de guerre monstrueuse. Difficile dès lors de se tromper sur le parti-pris du film, avec un tel plan programmatique, d’autant plus lorsqu’il y a quelques mois nos écrans ont dévoilé une image similaire dans le film de guerre Fury. Et pourtant. Et pourtant dans toute la polémique soulevée par American Sniper, dans le maelström de bêtises qu’on peut lire çà et là, il serait question d’un film propagandiste. Si film propagandiste il y a, alors le dernier-né d’Eastwood est la moins bonne publicité possible pour son sujet. Mais le traitement en nuances de gris, Clint Eastwood oblige, rend le public perplexe. 

Car ne nous méprenons pas : American Sniper n’est autre que l’histoire, aussi fascinante que dérangeante, du soldat le plus intègre des Etats-Unis. D’emblée, Clint Eastwood cultive la caractérisation d’un personnage passionnant aux valeurs simples et égarées dans un contexte complexe. Comme le personnage de Hoover qu’Eastwood peignait dans J. Edgar. A la question « pourquoi se battre pour les Etats-Unis ? », Chris Kyle répond naïvement, mais le plus sincèrement possible « parce que c’est le plus grand pays du monde ».  Supérieure en tout point à de vulgaires conceptions politiques, c’est la valeur morale du sniper qui fascine Eastwood, ne lui portant aucun jugement méprisant, trahissant même l’élégant regard tendre que, cinéaste du mélodrame, il aime entretenir sur ses personnages. Pourtant, Eastwood sait bien que l’intégrité est autant une valeur qu’une faiblesse. Si déjà, dans Le Maître de Guerre (très souvent oublié, bien que très imparfait, lorsque l’on parle du cinéma de guerre eastwoodien), le réalisateur mettait en scène le formatage humain et la création de la machine à tuer, l’écho est tout trouvé dans American Sniper.
 
Causes et conséquences ; on est ainsi témoin de l’autodestruction, la gangrène interne du personnage de Chris Kyle qui est façonnée dès le départ par le spectre de sa première victime, un enfant. Le soldat se persuade comme il peut de son travail, de la responsabilité qu’il a des hommes qui sont sur le terrain. Les dilemmes moraux installés sont percutants et placent l’iconique tireur dans la situation la plus malsaine qui soit : devenir une légende parce que l’on a fait « que son boulot ». On repense à cette séquence où Kyle, de retour au pays, est totalement désarçonné par l’admiration que lui porte un autre vétéran. Détaché du réel, perdu dans sa condition, Chris Kyle est une machine à tuer en roue libre, tournant à vide, dont la vie n’est plus que rythmée par ses missions, comme le rappellent les quatre indications qui ponctuent le film. Il ne parvient même plus à être sur la même longueur d’onde que son propre frère, écœuré des combats et de leur absurdité. La détresse de Chris Kyle rappelle celle d’Ira Hayes de Mémoires de nos Pères, le vétéran Indien qui subissait, avec honte, sans ne plus savoir comment réagir, le qualificatif de « héros ».
 
Eastwood resserre également l’histoire de Chris Kyle autour de ses thématiques fétiches, celle de la famille mais aussi celle de la communauté, comme se le doit tout grand héritier de l’Americana, succédant évidemment à Michael Cimino (pour qui Eastwood avait produit le premier film, par ailleurs) et à son Voyage au bout de l’Enfer. Car si le personnage de Robert DeNiro allait délibérément pleurer son trauma seul dans un motel, son reflet du futur qu’est Chris Kyle se retrouve tout aussi esseulé, au pays, devant sa bière. Vision traumatique d’un guerrier perdu, coincé entre la désintégration de la cellule familiale et la tentative d’acceptation d’une communauté dans laquelle il a du mal à se reconnaître. Communauté qui sera par ailleurs sa perte, comme si Kyle était finalement condamné à trépasser des mains de son propre reflet brisé et déformant, de toute cette violence qu’il a ramené avec lui, empaquetée plus ou moins à la va-vite au fond de son égo, pouvant imploser à tout moment (la scène du chien est édifiante à ce sujet).
 
En mettant en scène Bradley Cooper, dont le brillant choix de casting fait écho à celui d’Angelina Jolie dans L’Echange, Eastwood impose sa vision du personnage, tout en transfigurant l’insipide acteur hollywoodien. Briser une image et la reconstruire, c’est le pouvoir d’un grand cinéaste. Il peut ainsi finement tailler l’attentif portrait de ce Texan comme un autre, ce gentil bonhomme fade que les traits de Bradley Cooper soulignent bien, qui s’est retrouvé un jour à regarder à la télévision les attentats de Dar es Salaam et Nairobi, devant lesquels il a eu le déclic. Et quelque part, derrière le cowboy timoré et taciturne reflété par Cooper, on pourrait presque reconnaître le jeune Clint Eastwood, ce gamin qui vivait dans la campagne californienne, a vu dans les journaux Pearl Harbor bombardé ou la bannière étoilée plantée sur Iwo Jima, plus tard ce jeune homme qui a grandi dans l’ombres des images que l’on avait de la guerre de Corée. Le Chris Kyle que dépeint Eastwood, celui dans lequel il s’entrevoit tout juste, n’était qu’un type comme un autre, un type qui savait surtout bien tirer et était profondément intègre. Et aussi simple cette explication soit, c’est pourtant aussi de là d’où partent tous les amalgames concernant le film et son auteur.
 
On cherche encore la propagande ou la glorification. Où se trouve-t-elle dans les ternes images photographiées par le fidèle Tom Stern ? On l’ignore. Où se trouve-t-elle dans le montage haché et sec de Joel Cox ? Idem. Pourtant ce sont parmi les mêmes collaborateurs que Clint Eastwood embarquait dans son diptyque du Pacifique, cette équipe au regard cinématographique sans équivoque qui est loin d’avoir retourné sa veste sur le sujet au cours de ces dix dernières années. Reste une chose qui s’impose au sein de tout ceci : à travers sa classique et élégante sobriété, Eastwood trouve toujours le moyen de s’affirmer, avec plus de quatre décennies de métier derrière lui, comme un réalisateur dont les clés de la modernité échappent encore à beaucoup. Rigueur de cinéaste du classicisme oblige, chaque plan est pensé dans le découpage d’Eastwood, signant avec précision une des réalisations les plus terrassantes de ces dernières années. 

En sculptant une sordide tension dans l’atmosphère (le film ne se refuse pas d’ailleurs certaines images marquantes, la perceuse donne le ton), Eastwood capte des séquences qui se déroulent sur le fil du rasoir. Le chaos, l’effondrement total, la mort ne sont jamais loin, et chaque balle doit compter. Comment serait-il possible pour Chris Kyle d’entretenir une psychologie raisonnable dans un tel contexte ? Impossible. D’autant plus que le scénario a l’intelligence de rajouter la menace d’un adversaire au tireur d’élite américain, son exact miroir d’ailleurs, dont la meurtrière mais fantomatique  présence  implique un suspens de tous les instants.
 
Et si le miroir se retrouve dans le camp d’en face, on l’a aussi à domicile, dans la transmission de génération en génération. De la même manière que le père de Kyle, génération du Viêtnam, la génération du Robert DeNiro dans le film de Cimino, forme son fils aux armes, Kyle lui-même transmet cet héritage. Un mal-être transmis d’une génération à l’autre, un besoin maladif qui se cherche des valeurs à défendre, y a-t-il plus sordide ? Besoin maladif au point de vouloir continuer à tirer pour se sentir « repousser ses couilles » même lorsqu’on y a déjà laissé deux jambes, comme l'illustre un vétéran. Et pourtant. Et pourtant il est toujours question d’un film propagandiste. Jusqu’au générique de fin, Eastwood défend l’ambiance malsaine de son film. Générique qui sera encore interprété de travers, comme une vulgaire concession à la gloire militariste, alors que c’est peut-être la scène la plus glauque du film, où nos pieds reviennent sur Terre, ancrés dans le réel, devant ces images dont l’absurdité est relevée par la réinterprétation du chant aux morts d’Ennio Morricone, la même funeste absurdité que mettait en scène, avec ce même compositeur, Sergio Leone dans Le Bon, la Brute et le Truand.

Pourtant le postulat est simple. Et si le sniper le plus meurtrier de l’histoire américaine était simplement, comme dit plus haut, le soldat le plus intègre de son armée ? La simple histoire d’un chien de berger défiguré en loup solitaire ? Après tout, Chris Kyle, tout bousillé intérieurement qu’il est, n’est-il pas l’héritier de Josey Wales, lui qui avait été détruit, deux fois de suite d’ailleurs, par la guerre, avant d’aller mourir seul ? Aucun doute sur le fait qu’American Sniper va pâtir de l’ignoble récupération politique qu’il subit de tous bords, ou des amalgames douteux qui ne font pas la différence avec un film comme Du Sang et des Larmes, alors que l’on cherche encore les plans de la bannière étoilée flottant au ralenti et filmée en contre-plongée. A croire que certains oublient le drapeau proprement plié en triangle et remis dans des circonstances peu encourageantes.
 
Il y a bientôt quinze ans, La Chute du Faucon Noir souffrait de l’incompréhension de son fond face à un public qui n’y voyait qu’une production unilatérale de Jerry Bruckeimer. Les traces dans lesquelles marcher pour le film d’Eastwood sont après tout toutes trouvées… Fort de son deuxième film majeur mais incompris de l’année (après Jersey Boys, dont la portée testamentaire et autobiographique semble avoir échappée à beaucoup), le père Clint délivre un film que le public ne mérite pas, aussi triste cela soit-il à dire. Qu’à cela ne tienne, tant pis… Il y avait déjà, en 1978, des faquins, comme dirait l'autre, pour trouver que Michael Cimino était un fasciste.

 

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